Les interventions éducatives axées sur l'école sont limitées pour lutter contre les inégalités structurelles dans les contextes touchés par les conflits

 
Bâtiment communautaire utilisé comme école pour les personnes déplacées dans la province du Haut-Katanga. Photo prise par Cyril Brandt en 2015.

Bâtiment communautaire utilisé comme école pour les personnes déplacées dans la province du Haut-Katanga. Photo prise par Cyril Brandt en 2015.

 

Par Cyril Brandt, Gauthier Marchais, Samuel Matabishi, et Patrick Mze Somora.

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19 October 2020

Dans cet article de blog, nous évaluons certaines limites et opportunités des interventions qui conçoivent les écoles comme le principal moteur du changement dans les contextes touchés par les conflits armés. Les interventions d'éducation dans les situations d'urgence ciblent généralement un nombre déterminé d'écoles. Cela leur permet de fournir des résultats tangibles et mesurables sous la contrainte d'un budget fixe. Ces interventions se focalisent souvent sur les compétences langagières, mathématiques, et cognitives de base, ainsi que l'apprentissage socio-émotionnel, la santé mentale et la protection. L’approche de « l’école sécurisée » en est un exemple marquant. Elle conçoit l'école et son environnement comme l'entité principale qui protège les enfants de la violence, des dangers et des conflits dans et autour des écoles. Cependant, ces approches ont peu de poids pour lutter contre la marginalisation structurelle. Sur la base de nos recherches récentes en République démocratique du Congo (RDC), nous évaluons comment les conflits violents interagissent avec la marginalisation ethnique dans le secteur de l'éducation.

La Politique de l'ethnicité en RDC

La politisation des identités ethniques est une caractéristique fondamentale de la RDC contemporaine. Elle trouve ses origines dans l'organisation ethno-territoriale de l'État colonial et s'est largement maintenue à l'époque postcoloniale. Ces inégalités historiques ont alimenté les griefs et les conflits politiques entre les groupes ethniques, dont certains sont devenus violents pendant les différentes guerres en RDC. Si les conflits violents ont des causes multiples et ne peuvent pas être réduits à la dimension ethnique, l'accent mis sur l'ethnicité peut aider à expliquer les inégalités persistantes dans le secteur de l'éducation.

Ethnicité et accès

Le secteur de l'éducation congolais a joué un rôle central dans l'établissement et le maintien des inégalités raciales et ethniques. Les groupes ethniques qui se trouvaient privilégiés dans l'ordre ethno-territorial colonial avaient un meilleur accès à l'éducation missionnaire, qui à son tour a conditionné en partie l'accès aux postes dans le secteur de l'administration et de l'éducation après l’indépendance, renforçant encore les inégalités politiques. L’exclusion des postes de l’état se double souvent d’une exclusion du pouvoir coutumier, dont on sait qu’il conditionne souvent l’accès à des ressources clés, en particulier le droit à la terre. Selon les Twa du Sud-Kivu, le manque de terres serait à la base de leurs difficultés d’accès à l’école : « … et moi, Pygmée, si j’ai mes terres, je peux cultiver et faire scolariser mon enfant ». Les dynamiques politiques de l'ère postcoloniale, en particulier le fait que la compétition politique continue à se structurer autour des identités ethno-territoriales, ont renforcé ou modifié ces tendances. Dans certaines zones touchées par le conflit, par exemple dans certaines parties de l'Ituri ou du Tanganyika, la violence a renforcé la ségrégation spatiale selon des critères ethniques, ce qui a conduit à la ségrégation ethnique des écoles. 

Les programmes éducatifs qui cherchent à lutter contre la marginalisation de l'accès à l'éducation ont tendance à se concentrer, par exemple, sur les barrières économiques ou encore sur celles d’accès des filles à l’école. C’est ce qu’on lit à travers la campagne : « Toutes les filles à l’école ». Cette campagne consiste à sensibiliser les différents acteurs (gouvernementaux, politiques, parents, sociétés civiles, religieux, etc.) sur les barrières d’accès à l’éducation par les filles.  Cependant, ces campagnes abordent rarement de façon explicite la marginalisation politique selon des critères ethniques.

Ethnicité et qualité

Les inégalités ethniquement structurées se reflètent également dans l'enseignement. Reflétant l'importance de l'ethnicité dans divers domaines de la politique congolaise, les groupes marginalisés dans la politique nationale et provinciale sont beaucoup moins susceptibles d'être représentés dans le corps enseignant. Étant donné que l'intégration des enseignants dans les listes de paie est extrêmement politisée, les enseignants issus de groupes marginalisés sont également plus susceptibles d'avoir des contrats précaires, ce qui à son tour réduit la qualité de leur enseignement. Cette dynamique s'articule avec l'homogénéisation ethnique des écoles résultant d'une violence prolongée. Une faible disponibilité d'enseignants qualifiés peut avoir une incidence négative sur la qualité de l'éducation à laquelle les groupes ethniques marginalisés peuvent accéder.

Ethnicité et bien-être

Dans les provinces polarisées sur des lignes ethniques, les élèves peuvent être victimes de discrimination ethnique dans les écoles, ce qui affecte leurs expériences en milieu scolaire et leur bien-être général. Comme nous le montrons dans notre étude (à paraître), les Twa du Tanganyika subissent une discrimination quotidienne et un isolement social à l'école, souvent exacerbés par la stigmatisation sociale résultant des violences récentes. La discrimination ethnique se produit également dans les habitudes de jeu des élèves. De plus, les récits qui reflètent des discours racialisés datant de l'époque coloniale sont souvent répandus dans les écoles, comme l'idée que les Twa sont réticents à s'éduquer. Par conséquent, les élèves adoptent diverses stratégies de protection et d'adaptation, comme le fait d’éviter les écoles ou la dissimulation de leur identité.

Conclusion

Les interventions éducatives récentes dans les contextes touchés par les conflits visent de plus en plus à améliorer le bien-être socio-émotionnel des enfants, à promouvoir un apprentissage sensible aux conflits et à créer des espaces d'apprentissage sûrs. Cependant, ces interventions conceptualisent ou abordent rarement les formes complexes de discriminations fondées sur l’ethnicité qui se produisent dans les écoles et sont donc limitées dans la lutte contre les formes enracinées de discrimination qui influencent le bien-être des élèves.

S'attaquer à la marginalisation liée à l’ethnicité dans les domaines de l'accès à l'éducation, de la qualité et du bien-être dans une crise prolongée est extrêmement complexe. Bien que les projets ne soient pas en mesure de remédier directement à ces inégalités, nous suggérons qu’ils devraient au moins démontrer de manière convaincante comment ils « agissent sans nuire » : la sélection des écoles d’intervention favorise-t-elle un groupe ethnique par rapport à un autre ? Cela risque-t-il d'exacerber les dynamiques de marginalisation ethnique et l’exclusion de l’éducation ?

D'une part, les projets doivent être prudents afin de ne pas réifier l'ethnicité, ce qui pourrait renforcer la politisation de l'ethnicité. En revanche, fermer les yeux sur l'ethnicité est susceptible de renforcer les dynamiques mentionnées ci-dessus. Ces dynamiques se produisent aux niveaux provincial et national et peuvent être reproduites dans les contextes scolaires, et ne sont généralement pas saisies ou traitées par des interventions axées sur le niveau scolaire. Nous plaidons donc pour une inclusion plus forte de la recherche critique dans le domaine de l’éducation en situation d’urgence.


Les Auteurs :

Cyril Brandt a obtenu son doctorat dans le programme d’Etudes du Développement International à l’Université d’Amsterdam en 2018. Il est chercheur associé à l’IOB (Institute of Development Policy, Université d’Anvers) et chercheur associé honoraire à l’Institute of Development Studies de l’Université du Sussex. Son travail de recherche porte sur (1)  l’économie politique des reformes de la gouvernance de l’éducation et le salaire des enseignants dans les régions touchées par les conflits armés, en particulier la République Démocratique du Congo; (2) la gouvernance des enseignants dans les contextes violents et la violence envers les enseignants; et (3) l’économie politique d’un recensement de la population inachevé. Au-delà de son travail académique, Cyril travaille comme organisateur de workshops sur l’antiracisme et la blanchité critique. Connectez-vous avec Cyril sur LinkedIn.

Gauthier Marchais est enseignant chercheur à l’Institute of Development Studies de l’Université du Sussex. Il travaille sur la transformation sociale en période de guerre. Son travail actuel porte sur l’éducation en zone de guerre, en particulier dans les provinces du Tanganyika et du Sud Kivu, en RDC. Il écrit aussi sur la question raciale, et en particulier comment elle se manifeste dans les contextes de recherche. Cliquez ici pour en lire plus sur son travail.

Samuel Namashunju Matabishi est Docteur en Sciences du Langage-Linguistique de l’Université de Rouen en France. Il est Professeur Permanent à l’Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu, ainsi que Professeur Visiteur à l’Université Evangélique d’Afrique, à l’Université Catholique de Bukavu, et à l’Université Officielle de Bukavu. Ses recherches interdisciplinaires sont centrées sur le rapport qui doit exister entre les langues, l’éducation et le développement. En perspective, il prévoit lancer un centre de recherche scientifique dénommé « Observatoire Congolais du plurilinguisme pour l’éducation et le développement ». Deux de ses ouvrages (Education au développement durable en République Démocratique du Congo : Cadre théorique et approches historique et linguistique ; Réalités linguistiques et défis du développement durable en RDC : Méthodologie de recherche et enquêtes de terrain) sur la même problématique sont en attente de publication chez L’Harmattan à Paris.

Patrick Mze Somora est Docteur en Ingénierie Biologique et Sciences Agronomiques de la Faculté Universitaire des Sciences Agronomiques de Gembloux, actuelle Université de Liège (Belgique). Ses recherches sont le plus orientées dans la protection de l’environnement physique et la gestion des sols ainsi que dans la planification du développement. Professeur Permanent à l’Institut Supérieur de Développement rural de Bukavu, au Sud-Kivu, et Directeur Général de l’Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu, il est l’auteur de plusieurs articles et documents de planification de développement et de stabilisation en RDC.


Disclaimer: The views, thoughts, and opinions expressed in this publication belong solely to the author(s) and do not necessarily represent those of REACH or the Harvard Graduate School of Education.

Sarah Dryden-Peterson